On a enregistré début juin un buzz médiatique tout à fait inhabituel au sujet des manchots Adélie, repris par la plupart des journaux anglais ainsi que par certains journaux français. A l’origine de cette agitation, deux exemplaires complets d’observations de colonies de manchots Adélie retrouvés cette année au NHM de Londres (Natural History Museum). L’auteur, le chirurgien Levick, réalisa plusieurs expéditions en Antarctique et, en qualité de membre de l’équipage du Norvégien Amundsen lors de son voyage victorieux au pôle Sud en 1911, observa la vie de la colonie de Cap Adare (zone de la mer de Ross).
Faut-il se fier à ce joli minois? Joli… mignon… sympathique… coquin??
Ses observations furent publiées en 1915 dans une version qu’il expurgea lui-même (« not for publication / unpublished notes »!) de parties relatives à des comportements sexuels qu’il considérait comme « dépravés », faisant référence à « une fréquence élevée d’activité sexuelle, une attitude auto-érotique (?) ainsi que des comportements aberrants d’individus isolés se révélant nécrophiles, pédophiles, homosexuels et copulant sans objectif de reproduction ». Dans les exemplaires non expurgés, certains de ces comportements sont transcrits par Levick en caractère grecs !
θις αφτ ερνooν ι σαυ α μoστ εχτραoρδιαρι σιτε. α πενγυιν υας ακτυαλλι ενγαγ εδ ιν σoδoμι υπoν θε βoδυ oφ α δεαδ υιατε θρoατεδ βιρδ oφ ιτς oυς σπεσιες. θε ακτ occυρεδ α φυλλ μινυτε, θε πoσιτιoν τακεν υπ βυ θε κoχ διφφερινγ ιν νo ρεσπεκτ φρoμ θατ oφ oρδιναρι κoπυλατιoν, ανδ θε υoλε ακτ υας γ oνε θρoυ, δoυν τo θε φιναλ δεπρεσσιoν oφ θε χλoακα. [This afternoon I saw a most extraordinary site…].
C’était une époque marquée par l’étiquette post-édouardienne, avec des scientifiques-gentlemen un peu coincés et aux lèvres pincées… shocking !
Étonnant ou non, le très sérieux British Antarctica Survey, qui publie d’excellents rapports scientifiques notamment sur la faune de la région, ne fait pas mention de ces comportements déviants dans le résultat de ses travaux effectués entre 1948 et 1951 dont on comprend que les manchots Adélie peuvent être infidèles, voleurs, agressifs, bruyants et démonstratifs mais semblent globalement pragmatiques et concentrés sur la tâche d’élever le(s) poussin(s).
- Les manchots peuvent temporairement s’accommoder d’un nouveau partenaire jusqu’à ce que celui de l’année passée revienne. Si celui-ci finalement ne revient pas, le premier partenaire fera l’affaire
- L’oiseau vole des pierres aux voisins pour (re-)consolider son nid ;
- La construction du nid est étroitement liée à la séduction du partenaire, le mâle arrivant le premier à la colonie suivi par la femelle quelques jours plus tard ;
- Le manchot Adélie est le plus agressif des manchots. Les femelles sont plus timides et laissent le soin au mâle de défendre le nid. Cette défense est d’autant plus agressive que l’œuf est sur le point d’éclore ou que des poussins sont nés. L’attitude agressive est adoptée envers un manchot intrus, ou contre un adversaire plus grand que le manchot tel le skua. L’oiseau pointe le bec vers l’étranger, la crête occipitale dressée, les flippers levés, les yeux roulant et la gorge émettant des vocalises menaçantes. Le manchot peut même attaquer l’opposant en se dressant sur les pointes des pieds, lui donnant des coups de bec, faisant tournoyer et frappant avec ses flippers et émettant un grondement ;
Casses-toi de mon herbe! (ou plutôt: de mes cailloux…!)
- Le manchot Adélie adopte souvent une posture extatique que les visiteurs ne manquent pas de noter :
L’oiseau tend la tête et le bec vers le ciel et, avec des mouvements rythmés des ailerons, vide sa poitrine et émet des vocalises ku-ku-ku-ku qui ressemblent au bruit d’un tonneau qui roule. Les yeux roulent et regardent vers l’arrière, la crête occipitale est dressée et les ailerons battent la mesure énergiquement.
Lors d’un « mutual display », les deux oiseaux se font face avec le bec pointant vers le ciel, cou étiré, yeux roulant, crête occipitale dressée, ils inclinent ensuite la tête et le cou, voire le corps lui-même. Les becs sont grand ouverts et beaucoup de bruit accompagne ces mouvements. Cette manifestation peut être vue lors du retour au nid d’un des deux partenaires, juste avant la ponte de l’œuf, entre les parents et le poussin au nid puis lorsque celui-ci a l’âge de rejoindre la crèche et le parent revient de mer pour le nourrir.
Quant à la copulation, le BAS nous assure que « le contact est très bref puis le mâle saute de côté »…
Les comportements observés par Levick pourraient être le fait des seuls jeunes mâles isolés et inexpérimentés qui, comme le suggère le conservateur du Muséum d’histoire naturelle Douglas Russell ainsi que certains scientifiques contemporains, » (…) n’ont tout simplement aucune expérience de la manière de se comporter » et « interprètent certains signaux de leurs congénères de façon erronée ».
Les manchots Adélie se déplacent en « bandes »
Ces comportements peuvent également être relativisés par rapport aux pratiques de certaines espèces : les femelles araignées et mantes religieuses dévorent leur partenaire une fois la reproduction accomplie, pour reprendre des forces et augmenter les chances de réussite de la fécondation. Le biologiste américain Richard Connor indique par ailleurs que les dauphins, icônes usuelles de l’animal sympathique, sont de grands adeptes des tournantes, du rapt collectif et des viols répétés de femelles… (voir ici).
Les manchots à jugulaire, eux, semblent beaucoup plus innocents :
Comme les empereurs, d’ailleurs (n’en déplaise au journal Le Monde, cf infra)
Un fait semble établi en tout cas : le froid polaire n’a pas pour effet de refroidir toutes les ardeurs…
Liens utiles:
Les notes de Levick (en anglais… et en grec…)
Le rapport BAS sur les manchots Adélie (avis aux courageux : 122 pages quand même, en anglais) : le numéro 17 de la liste des rapports disponible sur l’adresse
Mon résumé des passages du rapport BAS relatif au comportement reproducteur des manchots Adélie (en français) : BlogPenguins
Le site du Natural History Museum
Un aperçu du buzz médiatique (en anglais) : tapez sur Google « Levic + penguins », vous obtenez 62.000 résultats; tapez « Levick + manchots », vous obtenez un peu plus de 7000 résultats
Un aperçu du buzz médiatique (en français) : on peut se demander si certains ne comprennent définitivement pas l’anglais même s’ils cherchent à montrer le contraire… l’article du journal Le Monde confond les manchots empereurs avec les manchots Adélie et charge allègrement les premiers des vices supposés des seconds.